Charles Le Gai Eaton, ancien diplomate britannique (partie 1 de 6)
Description: La quête de vérité d’un philosophe et écrivain confronté à une constante lutte intérieure visant à harmoniser ses croyances avec ses actions. Partie 1 : une éducation laïque et une mention de l’Arabie.
- par Gai Eaton
- Publié le 30 Nov 2009
- Dernière mise à jour le 30 Nov 2009
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Je suis né en Suisse de parents britanniques; je suis un enfant de la guerre. Au moment de ma naissance, on signait, non loin de nous, à Lausanne, le dernier traité de paix mettant un terme à la première guerre mondiale, le traité avec la Turquie. La plus grande tempête qui ait changé la face du monde s’était temporairement calmée, mais ses conséquences se voyaient de tous côtés. Les vieilles certitudes et la moralité sur laquelle elles étaient fondées avaient reçu un coup mortel. Mais mes ancêtres avaient déjà connu les conflits : mon père, déjà âgé de 67 ans à ma naissance, était né à l’époque des guerres contre Napoléon Bonaparte, et il avait été soldat.
Tout de même, j’aurais pu avoir une patrie, mais je n’en avais pas. Bien que je fusse né en Suisse, je n’étais pas Suisse. Ma mère avait grandi en France et aimait les Français plus que tout autre peuple. Mais je n’étais pas Français. Étais-je Anglais? Je ne me suis jamais identifié comme tel. Ma mère ne se lassait jamais de me rappeler que les Anglais étaient des êtres froids et stupides, en plus d’être sans sexe, sans intelligence et sans culture. Je ne voulais évidemment pas être comme eux. Alors à quel peuple – s’il y en avait un – appartenais-je? En y repensant, il m’apparaît que cette drôle d’enfance m’avait en fait préparé à embrasser l’islam, plus tard dans ma vie. Où qu’il soit né et quelle que soit sa race, la patrie du musulman est Dar-oul-islam, la Maison de l’islam. Son passeport, ici et dans l’au-delà, est la simple profession de foi, la ilaha illallah. Il ne s’attend pas – ou ne devrait pas s’attendre – à trouver la sécurité et la stabilité en ce monde, et il doit toujours garder à l’esprit que la mort peut venir le chercher à n’importe quel moment. Il n’a pas de racines profondes, sur cette fragile terre. Ses racines sont là-haut, dans le seul endroit qui soit éternel.
Mais qu’en était-il du christianisme? Si mon père possédait quelque conviction religieuse, il n’en a jamais parlé, bien que sur son lit de mort – alors qu’il avait près de 90 ans – il ait demandé : « Existe-t-il un endroit heureux? ». C’est ma mère qui s’occupa entièrement de mon éducation. Je ne me rappelle pas qu’elle ait eu un tempérament irréligieux; elle avait grandi dans un environnement religieux, mais était hostile à ce qu’on appelle communément les religions organisées. Elle était sûre d’une chose, cependant : que l’on devait laisser son fils libre de penser par lui-même et ne jamais le forcer à accepter ou adopter des opinions de seconde main. Elle était déterminée à me protéger contre tous ceux qui auraient voulu « m’enfoncer leur religion dans la gorge ». Elle mit d’ailleurs en garde toutes les bonnes d’enfant qui travaillèrent chez nous et qui nous accompagnèrent lors de nos voyages en France que si jamais elles me parlaient de religion, elles seraient congédiées sur-le-champ. Lorsque j’avais cinq ou six ans, cependant, ses ordres furent ignorés par une jeune femme dont le rêve était de devenir missionnaire en Arabie pour sauver les âmes de ces gens ignorants qui étaient, me dit-elle, enlisés dans une croyance païenne appelée « mahométisme ». Elle me dessina même une carte de cette contrée mystérieuse. J’entendais alors parler de l’Arabie pour la première fois.
Un jour, elle m’emmena faire une marche près de la prison de Wandsworth (à cette époque, nous vivions à Wandsworth Common). Je m’étais probablement mal conduit, car je me souviens qu’elle m’agrippa fermement par le bras en pointant du doigt les portes de la prison, et elle me dit : « Il y a un homme roux, dans le ciel, qui t’enfermera là-dedans si tu n’es pas sage! » C’était la première fois qu’elle faisait, à sa façon, référence à « Dieu », et je n’aimai point ce que j’entendis. Pour une raison que j’ignore, j’avais peur des hommes roux (ce qu’elle devait savoir) et celui qu’elle me décrivait comme vivant au-dessus des nuages avec la mission de châtier les garçons turbulents m’apparaissait comme particulièrement terrifiant. Dès notre retour à la maison, j’interrogeai ma mère à ce sujet. Je ne me souviens plus de ce qu’elle me dit pour me rassurer, mais je me souviens que la bonne fut rapidement congédiée.
Bien que beaucoup plus tard que les autres enfants, on finit par m’envoyer à l’école. Je fréquentai différentes écoles en Angleterre et en Suisse avant d’arriver à Charterhouse, à l’âge de 14 ans. Avec les services à la chapelle de l’école et les cours sur les Écritures chrétiennes, on se serait attendu à ce que le christianisme fasse quelque impression sur moi. Et bien non : il ne produisit aucun effet ni sur moi ni sur mes camarades de classe. En y repensant, cela ne m’impressionne pas outre mesure. La religion ne peut survivre, dans son esprit et dans son intégralité, lorsqu’elle est confinée à une seule sphère de la vie ou de l’éducation. La religion doit être prise comme un tout ou pas du tout; soit elle domine toutes les études profanes, soit elle est dominée par elles. On nous enseignait la Bible une ou deux fois par semaine, de la même manière que l’on nous enseignait les autres matières. On partait du principe que la religion n’avait rien à voir avec les études plus importantes qui constituaient l’épine dorsale de notre éducation. Que dieu n’avait rien à voir avec les grands événements de l’histoire, qu’Il n’était point derrière les phénomènes que nous étudiions en sciences, qu’Il ne jouait aucun rôle dans l’actualité et que le monde, gouverné au hasard et par diverses forces matérielles, devait être conçu sans aucune référence à ce qui existait – ou n’existait peut-être pas – au-delà de ce que nous pouvions en percevoir. Dieu était un extra, qui venait après les matières obligatoires...
Et pourtant, je ressentais le besoin de connaître la raison d’être de ma propre existence. Seuls ceux qui, à un moment de leur vie, ont ressenti un tel besoin peuvent en comprendre l’intensité, comparable à la faim physique ou au désir sexuel. Je me disais que je ne pouvais continuer de mettre un pied devant l’autre sans comprendre où j’allais, exactement, et pourquoi. Que je ne pouvais rien faire à moins de comprendre le rôle de chacune de mes actions dans le grand schéma de ma vie. Tout ce que je savais, c’était que je ne savais rien – c’est-à-dire rien qui eût une importance réelle – et j’étais paralysé par mon ignorance, comme celui qui, prisonnier d’un épais brouillard, n’arrive plus à avancer.
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